Il lui arrive encore de se réveiller en hurlant. Le goût du sang emplissant sa bouche. Et la tête en feu, incapable de se raisonner. C'est son histoire qui la tourmente. Des millénaires, des milliers de noms, de visages qu'elle a endossé, et l'infinité de souvenirs qui accompagne ce genre d'existence. Chaque nuit, lorsque ses yeux se ferment, elle revit ces moments qui ont fait l'Histoire. C'est le bruit surtout, qui la rend folle. Elle se souvient des lames frappant les boucliers, les cris des vainqueurs, les râles des vaincus. Ou alors, bien plus tard, le hurlement saccadé de la mitraillette. Elle fût de toutes les Guerres. De toutes les Conquêtes. De toutes les Révolutions. A la droite des tous les grands Hommes de l'Histoire. Des Rois devenus depuis des Légendes. Des Reines dont le nom s'est effacé avec le Temps. Nourrissant leur Colère. Cette colère qui battit des Empires et détruit des Nations. Et les images défilent et se superposent derrière ses paupières closes, et elle délire, incapable de se souvenir, de distinguer le rêve de la mémoire, l'illusion de la réalité. Elle est le Monde et le Néant. Elle est Une, et Infinie.

Et elle se réveille, son cœur d'humaine battant la chamade contre ses côtes. Ses yeux luisent dans l'obscurité, sa bouche se tord dans un rictus. Le sommeil se défile, la quitte, la laisse, le traître, seule avec ses rêves. Pendant quelques secondes encore, elle sent le fer siffler à son oreille, ses yeux sanguinolents, et l'haleine putride des lycans. La guerre de 1762 fût la plus terrible de toutes. Elle la hante encore, la nuit, alors qu'elle se perd dans les profondeurs de l'âme humaine. Ses penchants prêtent à sourire. Ils l'éloignent un peu plus de son frère. Lui qui trouve ses plaisirs dans la beauté de la création humaine. Elle, c'est sa laideur qui lui plait. Les lieux putrides où se déchainent la bassesse de l'être humain. Où il se dévoile, le visage découvert de son masque de faiblesse. Le Norme est la pire espèce de toutes. Et c'est auprès d'eux qu'elle cherche l'oubli, quand viennent à ses oreilles résonner les clairons. Ils lui rappellent chaque bataille qu'elle mena. Elle, Mariamne, fille-guerrière, enfant de la Colère. On raconte que sur chaque champs où son sang coula, pousse le coquelicot. Ceux d'Iverness en sont recouverts. Elle est Eternelle. Alors, chaque nuit, elle revit sa mort. Elle revoit dans le ciel rougeoyer le soleil couchant. Elle revoit les armées s'opposant, et comment les rayons de l'astre jouent sur l'armure de ses frères. Elle porte celle que lui offrit Cortés lorsqu'elle vint susurrer à son oreille le moyen de défaire Moctezuma. On l'appelait la Malinche, alors. Et lorsque son épée glisse de son fourreau, c'est la Mort elle-même qui murmure à son oreille. Et elle hurle, alors que ses jambe la portent jusqu'au cœur de la bataille, elle hurle pour se donner du courage. Mais du courage, elle n'en a pas besoin. Elle a la Colère avec elle. Le choc est puissant, brutale. Son arme embrasse la chair douce des lycanthropes. Leurs crocs assassinent sa peau brûlée par l'eau salée. Au loin, elle peut voir se découper les silhouettes de ses frères. Mephisto se bat aux côtés de Satan. Melchior est assailli par les loups. Et quand l'épée tranche le tendre cou de son frère bien aimé, elle ne peut rien faire. Mais sa colère s'en trouve décuplée, et elle s'avance, l'âme déchainée, au centre de la bataille. Elle ne mourra pas ce soir. Cette phrase, elle se la répète, et se la répètera chaque soir en fermant les yeux, lorsqu'elle tentera de comprendre. Mais il n'y a rien à comprendre. Car elle se retrouve bien vite immobilisée au sol, les puissantes pattes de deux mâles écorchant sa chair, leurs crocs arrachant son armure, fouillant ses entrailles. Et elle le reconnaît. Elle reconnaît le loup qui la servit durant des millénaires. La haine brille dans ses pupilles lorsqu'il se transforme, arbore apparence humaine, et ramasse à ses côtés sa fidèle épée. Mais qu'importe. La haine est un sentiment qu'elle chérit. Et lorsqu'il la soulève au dessus de sa tête, et qu'elle se découpe dans la clarté lunaire, elle se dit qu'elle a bien vécu. Enfin, la lame tranche la peau, le sang jaillit, et avant que l'esclave n'ait pu terminer sa besogne, elle trouve au fond d'elle ses dernières forces, et dans un soupir, se téléporte. Et retrouve, dans le Monde d'en Bas, sa demeure.

Et lorsqu'elle se réveille, dans ses draps trempés de sueur, dans l'immense suite de l'hôtel abandonné qu'elle habite, avec le seul son de son cœur résonnant à ses oreilles, elle n'a alors qu'un seul désir. Elle balance ses pieds sur le parquet glacé, ne jette pas un regard vers le corps dans son lit. Elle pourrait faire le chemin les yeux fermés.